jeudi 9 juillet 2015

On est tous un peu bipolaire...

Il y a des semaines (des mois) que ce billet attend, pris à bras-le-corps, retourné dans tous les sens, abandonné puis retrouvé. Je voudrais te parler de plein d'autres trucs bien plus marrants (le henné rouge de chez Lush, par exemple), mais je lui ai promis qu'il serait le prochain alors il est temps qu'il sorte de sa cachette histoire qu'on puisse reprendre tranquillement notre place dans le canapé.

Puis je pense qu'il y a des moments dans la vie. C'est un peu comme la cuisson des pâtes. Un peu de patience, et à sept minutes elles sont parfaites. A six elles auraient été immangeables, à huit ramollos. Et là, c'est le moment.


Tu le sens, le suspense, là?


Je suis bipolaire.

Malade depuis environ dix-huit ans, diagnostiquée depuis un an et demi.

Et puisqu'il n'y a rien de plus parlant que des chiffres, j'ai passé en tout plus d'un an en psychiatrie, changé trois fois de psychiatre, cinq fois de psychologue, voulu mourir un bon millier de fois et réellement essayé quatre fois. Maintenant j'avale sept pilules par jour (qui, tant qu'on y est, m'ont fait prendre vingt kilos), je vois mon psy(chologue) une à deux fois par semaine, et mon psy(chiatre) une fois par mois quand tout va bien. C'est-à-dire quand je n'ai décidé ni de me pendre, ni de traverser l'Atlantique à la nage pour rendre visite à ma petite soeur.

Suffit pour les calculs mentaux, je crois que t'as saisi l'idée.

Maintenant, le contexte.

Prends un verre, là, sur la table basse, on en a pour un moment.



C'est un matin comme les autres.

Les trois quarts du temps il pleut (on est en Belgique hein).

Tu n'as rien de spécial de prévu. Boulot, courses, un peu de ménage, gamins si tu en as, peut-être un épisode de ton feuilleton préféré avant de t'écrouler sur ton lit, les bras en croix. La vie quoi.

Mais quand tu ouvres les yeux, puis les rideaux... Cette lumière, mais cette lumière! Si vive, si chaude, elle te prend à l'intérieur et te fait tourbillonner. Tes autres sens s'éveillent. L'odeur du café, les rires des enfants qui partent pour l'école, tes cheveux qui chatouillent ta nuque, le sol sous tes pieds... Tu ne marches pas tu danses, tu ne respires pas tu vibres, tu ne parles pas tu chantes. Tout est léger et vif à la fois, comme toi: léger comme une plume et vif comme l'eau fraîche que tu passes sur ton visage. Tu es beau, tu es bien, la vie est belle et le monde t'appartient.

C'est un miracle que tu découvres à chaque instant. Ce que tu fais d'habitude sans enthousiasme, sans passion, te paraît aujourd'hui si simple, si parfait. Ton habituel petit-déjeuner, tes collègues vus et revus, ton boulot si routinier, tes enfants qui se chamaillent, ton homme qui cherche ses lunettes... Tout est magique, merveilleux, d'ailleurs il n'y a pas de mots pour exprimer ce sentiment. Chaque chose est à sa place. Surtout toi.

Et le rêve continue, jour après jour.

Sauf que ce rêve, tu y es seul. Les autres ne voient pas ce que tu vois, la beauté parfaite de la vie. Pour eux un arbre est un arbre, un gosse peut être chiant, une journée merdique... Mais bon sang comment faire pour leur ouvrir les yeux? Il faut qu'ils profitent eux aussi de cette féerie!

Tu parles, beaucoup, tout le temps, trop vite, de tout à la fois. Et tu ne dors pas, pour ne rien rater. Et tu ne manges pas, non plus, pourquoi perdre son temps à s'asseoir à une table alors qu'il y a tant de choses à vivre? Tu as trop à faire, et tant d'énergie!

Les jours passent. Et toi qui vois, toi qui sais, tu t'aperçois qu'en tendant l'oreille tu entends aussi des choses que les autres n'écoutent pas. Tu ne sais pas d'où viennent ces voix mais de toute évidence elles s'adressent à toi.

Et tu es indestructible. Tu fais l'amour sans réfléchir parce que c'est à la vie que tu le fais, tu roules vite parce que le temps passe vite lui aussi, tu dépenses tout l'argent que tu n'as pas, tu bois, tu danses, tu ris... Rien ne peut t'arrêter (sauf peut-être la police, et encore tu les baratinerais).



Puis, comme une lampe qu'on éteint ou un oiseau qui s'écrase dans une vitre, tout s’arrête.

Envolée la lumière, disparus les rires des enfants, brisé le rêve et toi avec.

Plus d'envies, plus de désirs, aucune vision de l'avenir. Parvenir à te lever, à avaler quelque chose, à écouter ton mec te raconter sa journée de boulot. Puis, enfin, retourner te cacher tout au fond de ton lit.


Un peu comme ça...


Tout est gris. Les gens sont gris, même ceux que tu aimes. Ton jardin, ta maison, ton bouquin préféré, les spaghettis bolo (ou le gratin dauphinois, c'est toi qui vois) de ta mère, gris gris gris.

Tout va bien pourtant, mets-toi donc un coup de pied au cul, la vie n'est facile pour personne, allez maintenant tu te lèves, tu vas prendre une douche, on va faire un tour. Tu vois ses lèvres bouger mais rien de cohérent n'en sort. Elle parle trop vite, dans une langue que tu as oubliée, elle semble penser que c'est ta faute, et peut-être a-t-elle raison...

Ce n'est pas comme si tu avais un cancer, du diabète, le zizi de travers que sais-je... Personne n'est mort, ni ton chien ni ton arrière-grand-tante du côté de ta mère. Tu as un toit, des amis, une famille, la santé, tout le monde ne peut pas en dire autant.

Tout ça n'est qu'une question de volonté, et de toute évidence tu en manques.

Tu as dépensé tant de sous, tant d'énergie, tu as épuisé toute la confiance que tu avais en toi, et celle des autres aussi...

Tu es une merde.

Et tu te caches. Tu fais le mort. Parce que c'est ce que tu es. Plus de sentiments. Plus d'émotions. Une ombre. Tu constates que tu fais du souci aux gens qui t'entourent mais ils sont sur l'autre rive, si loin, et puis qu'aurais-tu à leur apporter, à leur raconter?

Il faut que cela cesse. La souffrance, la culpabilité, ce poids sur tes épaules...

Il n'y a qu'une seule solution, non?

Ah non, il y a l'hosto aussi. Au fond à gauche, troisième étage, il faut sonner on ne rentre (et ne sort) qu'avec l'accord d'une infirmière.



Etre bipolaire, c'est savoir jouer du piano de manière honorable. Puis pendant des semaines, des mois, ne plus être capable d'en sortir un seul accord correct, sans fausse note, sans erreur, sans baisser les bras. Et, un matin, te retrouver dans la peau de Ray Charles, doté d'un talent fou, d'une aura, d'un charme infini, arpenter le monde pour partager ce don avec tous, te sentir plein, et vivant, et entier. Puis retomber, et contempler ton piano comme un animal étrange ou comme un jean trop petit (et dire qu'un jour tu as pu y passer tes fesses).

Etre bipolaire, c'est être toujours en décalage. Ne pas parvenir à suivre une conversation parce que le monde tourne bien trop vite, ou ne pas parvenir à suivre tes propres pensées parce que toi-même tu cavales.

Mais, comme je l'entends si souvent, t'inquiète pas, on est tous un peu bipolaire...

Non?